Plus qu’un simple succès
Le film d’animation de Netflix, « K-POP Demon Hunters », a déferlé sur le monde. Aussitôt après sa sortie, il s’est hissé au premier rang des films sur Netflix dans des dizaines de pays et a établi un record phénoménal avec un indice de fraîcheur de 96 % sur le site de critique américain Rotten Tomatoes, jouissant ainsi d’une popularité qui confine au syndrome.
En apparence, l’attrait de ce film est manifeste. Il est rempli d’éléments que chacun peut apprécier, tels que les visuels éclatants et raffinés propres à Sony Pictures Animation, une bande sonore K-pop énergique à laquelle ont participé des artistes de premier plan comme TWICE, et un postulat passionnant où « des idoles sont en réalité des chasseurs de démons ».
Cependant, la véritable valeur et la portée culturelle de cette œuvre résident au-delà de ces feux de la rampe éblouissants. « K-POP Demon Hunters » n’est pas un simple film sur le thème de la K-pop. C’est une œuvre qui capture l’essence de la mythologie, du folklore et de la culture contemporaine de la Corée avec profondeur et authenticité ; en somme, « une véritable lettre d’amour à la culture coréenne ».
Et si la mignonne mascotte du film, semblable à un chat, était en réalité l’un des plus puissants symboles de la Corée ? Que diriez-vous si le nom du groupe rival contenait une prophétie glaçante ? Explorons à présent les secrets singuliers de ce film.
Partie I : Le « tigre » sous des dehors de chat : la véritable identité de la mascotte Derpy
La plupart des spectateurs qui voient pour la première fois la mascotte « Derpy », qui suit le démon Jinwoo, l’auront sans doute perçue comme une créature mignonne et quelque peu maladroite, à la manière d’un chat ou d’un chiot. Le nom même de « Derpy », dérivé d’un terme d’argot signifiant « expression stupide et idiote », renforce l’impression qu’il ne s’agit que d’un personnage comique.
Cependant, c’est ici que se révèle le premier retournement. Derpy n’est pas un chat. C’est un tigre. Ce simple fait confère au personnage des couches de symbolisme culturel.


Les deux visages du tigre coréen
Dans la culture coréenne, le tigre n’est pas seulement une bête féroce, mais une créature sacrée. Il est vénéré en tant qu’esprit gardien des montagnes, le « Sanshin » (산신, Esprit de la Montagne), ou comme une entité apotropaïque qui repousse les mauvaises énergies et apporte la bonne fortune, le « Byeoksa » (벽사).
En revanche, le tigre qui apparaît dans la peinture populaire coréenne, la « Minhwa » (민화), offre une image tout autre. Comme l’a révélé la réalisatrice Maggie Kang, qui s’en est directement inspirée, le tigre, notamment dans les peintures de pies et de tigres appelées « Jakhodo » (작호도), est souvent dépeint de manière humoristique : un être majestueux mais souvent naïf, amical, voire sot, se faisant réprimander par une petite pie. Le dessein de Derpy, avec son corps potelé, ses pattes courtes et son strabisme caractéristique, est une transposition fidèle à l’écran du tigre de ces peintures populaires.


Ce qui est plus fascinant encore, c’est que Derpy est presque toujours accompagné d’une pie nommée « Sussie » ou « Seo-ssi » (ce qui signifie M. Seo en coréen). La présence de ces deux compagnons donne l’impression qu’une peinture traditionnelle de « Jakhodo » a pris vie, procurant un plaisir particulier aux spectateurs familiers de la culture coréenne.
La conception du personnage de Derpy incarne parfaitement cette dualité du tigre. Tout en remplissant son rôle d’esprit gardien en transmettant des lettres et en aidant les protagonistes, ses obsessions, comme celle de vouloir ranger les objets à leur place, ou ses actions malhabiles, reflètent fidèlement le caractère benêt du tigre de la « Minhwa ». Il s’agit là de bien plus qu’un simple personnage comique ; c’est le résultat d’une compréhension et d’une réflexion profondes sur l’image complexe du tigre dans la culture coréenne. Ce charme double, à la fois effrayant et amical, sacré et quelque peu défaillant, élève Derpy du statut de simple mascotte à celui d’un être symbolique qui traverse le thème principal du film. Tout comme les « Huntrix » sont à la fois des idoles et des chasseuses de démons, Derpy dissimule sous son apparence mignonne la puissance d’un grand esprit protecteur. À travers Derpy, le film ne cesse de dire aux spectateurs : « Les apparences sont trompeuses. Regardez plus profondément. »
Partie II : Plus qu’un « Lion » : la dualité sinistre dans le nom des « SAjA Boys »
Le nom du groupe rival dans « K-POP Demon Hunters », les « SAjA Boys », est un exemple parfait de l’ingéniosité des jeux de mots du film. Pour un public anglophone, « Saja » évoque le « lion », ce qui semble parfaitement correspondre au concept de « rois de la jungle » dominant l’univers de la K-pop.


Toutefois, pour un locuteur coréen, le mot « saja » (사자) revêt une signification tout autre, et bien plus sinistre. C’est le « Saja » de « Jeoseung-saja » (저승사자), le Faucheur d’âmes coréen. « Saja » est un mot sino-coréen signifiant « messager » ou « envoyé » et, dans un contexte surnaturel, il désigne presque sans exception l’entité qui vient chercher les âmes des défunts sur ordre de l’au-delà, c’est-à-dire le Grim Reaper de Corée. Ainsi, les « SAjA Boys » ne sont pas les « Lion Boys », mais littéralement les « Grim Reaper Boys ». Ce nom est un indice flagrant de leur véritable identité.

L’évolution du Faucheur d’âmes coréen
Traditionnellement, le Jeoseung-saja était dépeint comme un fonctionnaire de l’au-delà sans émotions, au visage pâle, vêtu d’un dopo (long manteau) et d’un gat (chapeau) noirs. Cependant, après le succès retentissant de la culture populaire coréenne moderne, notamment de la série télévisée « Dokkaebi » (도깨비, Goblin) et de la série de films « Sin-gwa Hamkke » (신과함께, Along with the Gods), l’image du faucheur d’âmes a été réinventée de manière spectaculaire. Ils se sont métamorphosés en personnages séduisants, à l’apparence irréellement belle, vêtus de costumes noirs élégants et porteurs d’histoires tragiques.



Les « SAjA Boys » sont l’aboutissement ultime de cette formule à succès du « beau faucheur d’âmes » des K-contenus, combinée à une autre formule, celle de l’« idole de K-pop ». Ils sont des « idoles de l’au-delà » qui absorbent l’énergie spirituelle de leurs fans pour l’offrir au roi démon « Gwima » (귀마).
Cette identité confère une profondeur glaçante à leur musique. Si l’on examine les paroles de leur tube « Your Idol », on y trouve des vers tels que : « Puisque tu m’as donné ton cœur, je prendrai maintenant ton âme ». Dans une chanson de K-pop ordinaire, ce ne serait qu’une métaphore exprimant l’obsession amoureuse. Mais une fois que l’on sait qu’ils sont de véritables faucheurs d’âmes, ces paroles deviennent non plus une métaphore, mais une « déclaration littérale ». Leur charisme « voleur d’âmes » et leurs performances « mortelles » ne sont plus des figures de style.

Ce postulat contient une analyse perspicace de l’essence de la culture du fandom. Cette ironie, où l’acte même par lequel les fans offrent leur amour et leur énergie à leurs idoles devient le moteur qui alimente les forces du mal, transpose avec intelligence l’interaction intense des fandoms de K-pop, qui transcende les frontières entre le virtuel et le réel, dans un cadre mythologique. Le fait que ces idoles fictives aient suscité dans le monde réel un fandom si immense que des demandes pour leurs débuts officiels ont été faites, prouve à quel point l’équipe de production a su percer et recréer avec précision le charme fondamental de la fantaisie de la K-pop et des K-dramas.
Partie III : Les armes pourfendeuses de démons : le chamanisme et la force spirituelle des Huntrix
L’action exorciste de « K-POP Demon Hunters » a des racines différentes de la magie que l’on voit communément dans la fantaisie occidentale. L’univers du film est profondément ancré dans le « Musok » (무속), la croyance chamanique traditionnelle de Corée. La réalisatrice Maggie Kang a elle-même révélé que le concept d’idoles repoussant les démons par la danse et le chant lui a été inspiré par les rituels du chamanisme coréen, où le chaman (mudang) communique avec le monde spirituel à travers une performance appelée « Gut » (굿, exorcisme). Autrement dit, les membres du groupe « Huntrix » sont en quelque sorte des chamanes modernes du XXIe siècle.


Des armes imprégnées d’un pouvoir sacré
Les armes utilisées par les membres de Huntrix ne sont pas non plus de simples épées, mais des objets sacrés (shinmul) porteurs d’une signification chamanique et rituelle profonde.

La « Sainchamsageom » de Rumi
L’arme principale de la meneuse, Rumi, est la « Sainchamsageom » (사인참사검). C’est une épée rituelle dont le nom signifie « Épée qui pourfend le mal par la puissance de quatre tigres », et qui fut réellement fabriquée par la cour royale depuis l’époque de la dynastie Joseon. Le secret de la puissance de cette épée réside dans son nom, « Sain » (Quatre Tigres). Le caractère « In » (인) symbolise le tigre dans le zodiaque chinois, et une véritable Saingeom ne peut être forgée que lorsque toutes les énergies cosmiques du tigre se superposent. L’on croyait que l’épée trempée en ce temps sacré possédait la plus grande capacité apotropaïque pour repousser tous les démons et les calamités. Le fait que Rumi, la meneuse, manie cette épée signifie qu’elle est un symbole de purification et de salut.

Le « Shinkal » de Joy
L’arme utilisée par la rappeuse Joy est un « Shinkal » (신칼, Épée Divine). Comme son nom l’indique, cette arme, signifiant « épée de Dieu », n’est pas une dague de combat mais l’un des principaux outils rituels utilisés par les chamanes coréens lors du « Gut ». Le Shinkal est un médium pour invoquer les dieux et emprunter leur pouvoir, et il joue un rôle sacré en tranchant ce qui est impur et en brisant l’influence des démons. La scène où Joy lance le Shinkal comme une fléchette pour anéantir un démon est une réinterprétation moderne de ce rituel de purification sacré en une scène d’action.

Le « Gokdo » de Mira
L’arme principale de la chanteuse Mira est le « Gokdo » (곡도). Il s’agit d’une arme d’hast utilisée par les soldats des anciennes dynasties de Gaya et des Trois Royaumes, caractérisée par une lame courbée comme un croissant de lune. Le Gokdo était notamment utilisé comme arme de cérémonie ou d’apparat, considéré non seulement pour sa fonction sur le champ de bataille mais aussi pour son symbolisme rituel. La forme incurvée de la lame est optimisée pour trancher l’ennemi, tandis que sa courbe gracieuse porte également les significations de « flux » et de « cycle ». Le fait que Mira ait choisi le Gokdo comme arme principale montre qu’elle n’est pas une simple guerrière qui élimine le mal par la force brute, mais un être qui comprend et harmonise la nature chamanique traditionnelle et le flux des esprits. Elle manie le Gokdo pour démanteler l’énergie des démons et subjugue ses ennemis par des trajectoires à la fois douces et puissantes. Cette caractéristique souligne que Mira est un personnage symbolisant « la délicatesse dans la force » et « l’harmonie dans le combat ».

Le sanctuaire du maître : le « Seo-nang-dang »
Le mentor spirituel des Huntrix et chasseuse de la première génération d’idoles, « Celine », vit recluse sur l’île de Jeju, gardant un « Seo-nang-dang » (서낭당). Le Seo-nang-dang est un sanctuaire traditionnel dédié aux divinités gardiennes d’un village, situé à l’entrée de celui-ci ou sur un col, sous la forme d’un arbre sacré ou d’un cairn. En faisant de Celine non pas une simple recluse mais la gardienne d’un Seo-nang-dang, le film relie son autorité et la lignée spirituelle des chasseurs à un lieu concret de la foi populaire coréenne. C’est un procédé qui montre que le pouvoir des chasseurs n’est pas une simple faculté surnaturelle, mais qu’il est enraciné dans une tradition profonde et sacrée.


Ainsi, « K-POP Demon Hunters » déploie une narration universelle de la lutte entre le bien et le mal dans le cadre singulier du chamanisme et des croyances populaires de Corée. Les Huntrix sont à la fois des super-héroïnes et les héritières modernes d’une ancienne tradition spirituelle, et leur scène de K-pop devient un immense « Gutpan » (terrain de rituel) pour sauver le monde. C’est cette compréhension profonde et ce respect de la culture source qui font que ce film est considéré non pas comme une simple appropriation culturelle, mais comme un véritable monument culturel.
Partie IV : Le vrai goût de Séoul : l’authenticité dans la nourriture, les lieux et la culture populaire
L’authenticité de « K-POP Demon Hunters » brille encore plus, au-delà de la mythologie et du folklore, dans les détails qui capturent le paysage quotidien de la Corée moderne.
Au-delà des clichés, la vraie « K-Food »
La réalisatrice Maggie Kang a déclaré avoir pris la décision consciente de « ne pas montrer de kimchi ». C’était une prise de distance intentionnelle par rapport à sa consommation comme cliché emblématique de la Corée dans les contenus étrangers, et une déclaration de son intention de montrer une culture plus profonde.
À la place, le film porte à l’écran le véritable « goût du quotidien » qui imprègne la vie des Coréens. La scène où ils mangent des nouilles instantanées en bol (keop-ramyeon, 컵라면) et du kimbap (김밥) dans les coulisses avant un concert, la nourriture de rue comme le hotteok (호떡), le seolleongtang (설렁탕), et même le naengmyeon (냉면), lié à l’histoire familiale de la réalisatrice ; les mets qui apparaissent dans le film sont à la fois familiers pour les Coréens et suscitent une fraîche curiosité chez les étrangers.


Le détail des nouilles instantanées en bol est particulièrement admirable. Le nom de la marque « Dongshim » (동심), parodie du géant de l’industrie « Nongshim » (농심), et le logo qui modifie avec esprit celui d’une autre entreprise alimentaire, « Otoki » (오토키) pour « Ottogi » (오뚜기), sont des « œufs de Pâques » que seuls ceux qui connaissent la culture populaire coréenne dans ses moindres recoins peuvent créer. De plus, le détail d’un personnage pliant une serviette en papier pour y poser ses couverts lors d’un repas, ajouté sur la suggestion d’un membre coréen de l’équipe, est un point décisif qui, bien que facile à manquer, dépeint de manière vivante la culture du repas en Corée. *Dongshim (동심) = innocence de l’enfance




Le paysage de Séoul et la scène K-pop
Le Séoul qui sert de toile de fond au film n’est pas non plus une simple esquisse. L’équipe de production s’est rendue en Corée pour photographier et analyser en détail les pentes abruptes du village Hanok de Bukchon, la texture des briques des rues de Myeong-dong, ainsi que les plans et la signalisation du métro de Séoul. Le résultat est que le Séoul du film acquiert un réalisme saisissant.


Il en va de même pour la représentation de la culture populaire. L’émission de variétés à laquelle participent Huntrix et les SAjA Boys, « PLAY GAMES WITH US » (Urirang nolja, 우리랑 놀자), est une parodie parfaite de l’émission emblématique « Weekly Idol » (Jugan Aidol, 주간 아이돌) que tout fan de K-pop reconnaîtra. En particulier, l’apparence des deux animateurs masculins maladroits semble être une transposition directe du duo « DoniConi » (도니코니, Jeong Hyeong-don, Defconn), qui a mené « Weekly Idol » à son apogée.




Ces détails, loin d’être un simple décor, ajoutent une profondeur réaliste et de l’humour à l’histoire. En montrant la Corée non pas comme un spectacle exotique, mais comme un « espace de vie », le film dépasse les barrières culturelles pour former une empathie universelle. Il transmet aux spectateurs coréens et aux fans mondiaux de K-pop un message chaleureux : « Nous connaissons le monde dans lequel vous vivez, nous le respectons et nous le célébrons ». C’est cette profonde authenticité qui constitue sans doute la raison principale du soutien enthousiaste que « K-POP Demon Hunters » reçoit, tant en Corée qu’à l’étranger.
Conclusion : Un nouveau standard pour la narration culturelle
Le succès de « K-POP Demon Hunters » provient de la profondeur cachée derrière son éclat superficiel. Derpy, l’adorable esprit gardien tigre qui semble sorti d’une peinture populaire ; les SAjA Boys, un groupe d’idoles mortelles dissimulant leur identité de faucheurs d’âmes ; les armes sacrées des Huntrix, enracinées dans le chamanisme coréen ; et les détails vivants qui capturent le quotidien du Séoul moderne. Tous ces éléments s’harmonisent pour faire de cette œuvre non pas une simple animation, mais un événement culturel.
Ce film prouve que le contenu mondial le plus puissant peut naître lorsque l’on met en avant avec confiance la singularité et la spécificité de sa propre culture, sans la diluer ni la déformer. Il a montré qu’une histoire bien faite et authentique est, en soi, universelle. Si cet article vous a offert une nouvelle perspective, pourquoi ne pas vous lancer vous-même dans une « chasse aux démons » en visionnant à nouveau le film pour trouver les autres trésors culturels que l’équipe de production a dissimulés dans chaque image ?